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Extirper les racines du racisme en moi

 
21 juillet 2020   |   , ,
 

Nous proposons l’histoire écrite à la première personne par Nancy O’Donnell, une psychologue américaine qui vit à Loppiano (Fi), la citadelle internationale des Focolare en Italie. Stimulée par la vague de protestations qui a suivi la mort de George Floyd le 25 mai, Nancy, dans son histoire, rappelle les années de la bataille pour les droits civils dans son pays, son désir de justice et son engagement à éradiquer les racines du racisme.

Ce fut beaucoup d’émotion à écrire cette histoire après tant d’années. Je me suis demandée en quoi la réalité aurait été différente si l’histoire nous eût été plus favorable et eût permis à des personnalités telles que Martin Luther King et Bob Kennedy de poursuivre leurs rêves. La consternation et l’horreur, suite à de récents événements, ne m’amènent pas à désespérer. La plus forte reste ma conviction que bonté et amour prévaudront.

Mars 1965. Une jeune fille de dix-huit ans, à son deuxième semestre d’université, allongée sur son lit de dortoir, étudie pour un examen. Une de ses bonnes amies ouvre en trombe la porte de sa chambre et s’exclame: « Nous allons en Alabama pour participer à une marche. Viens avec nous ! Tu as juste à demander la permission à tes parents! » Presque sans réfléchir, elle saute du lit, court dans le couloir jusqu’au téléphone et appelle chez elle (pas de téléphone portable en 1965). « Dieu merci, quelqu’un de notre famille a décidé de faire quelque chose » est le seul commentaire de son père.

Cette étudiante ne savait pas à quel point les paroles de son père allaient la précipiter dans une aventure qui changerait sa vie.

Cette étudiante, c’était moi.

Avec d’autres jeunes femmes de notre petite université catholique pour femmes de Pittsburgh, nous avons rejoint un groupe d’étudiants d’universités voisines et sommes montées à bord d’un bus à destination de Montgomery, en Alabama. Nous ne pouvions emmener qu’un petit sac à dos avec quelques objets personnels, mais nous nous en moquions! Nous poursuivions une cause et étions pleines d’énergie.

Pour les passionnés d’histoire, laissez-moi décrire un peu le contexte. Nous sommes en plein dans le mouvement des droits civiques des années 60. Une marche de protestation, organisée de Selma à Montgomery, avait été brutalement stoppée par la police. Ce jour-là prit le nom de « Bloody Sunday » (trad. : « Dimanche Sanglant »). Parmi les manifestants figuraient un pasteur de Boston, le révérend James Reeb, ministre de l’Église Unitarienne Universaliste, père de quatre enfants et actif dans le mouvement des droits civiques. Deux jours après, le révérend Reeb fut assassiné de sang-froid dans les rues de Selma. Cet événement nous a poussés, nous un groupe d’étudiants universitaires, naïfs et enthousiastes, à parcourir environ 1500 km dans le but de marcher afin d’obtenir justice pour le révérend Reeb.

Revenons au bus vers l’Alabama ! Pendant le voyage, nous avons chanté des chants de protestation, parlé, dormi et réfléchi à ce qui nous attendait. Ce devait être un peu après l’aube – le paysage était celui d’une région pauvre du Sud – , quand un jeune homme s’est levé et s’est dirigé au micro. Il portait le pull typique du SNCC (Student Non-Violent Coordinating Committee) dont je faisais aussi partie. Il a commencé à nous expliquer comment nous protéger dans un certain nombre de scénarios possibles: police montée, policiers munis de matraques, gaz lacrymogènes, etc. Je ne me souviens pas quelle figure je faisais, mais, en moi-même, montaient des sentiments de terreur et d’incertitude, que je refoulais en essayant de montrer une expression de courage, comme un chacun autour de moi. Un conseil particulier m’est resté en mémoire: ne jamais se séparer de la masse, sinon, étant isolée, vous serez à coup sûr matraquée. C’est leur tactique !

Nous sommes arrivés à Montgomery vers le soir et nous sommes rapidement concertés : c’est alors que quelqu’un m’a conseillé de porter mon pull à l’envers. Sur le devant y était inscrit le nom de mon école – « Mt. Mercy College . «  La seule chose pire que d’être une fille blanche du nord qui vient ici pour marcher pour les « Nègres », c’est d’être catholique. » Une autre leçon de vie prise en plein visage !

En mars, il fait chaud en Alabama et le soleil était au rendez-vous le lendemain. Je ne sais pas combien nous étions, mais certainement pas des milliers. Je me souviens avoir chanté, bras dessus bras dessous avec ceux qui étaient à côté de moi, pendant que j’observais les gens du voisinage qui nous regardaient sans dire mot : je me demandais ce qu’ils pouvaient bien penser.

Peut-être étais-je trop occupée à mes réflexions ! À un certain moment, j’ai réalisé que j’étais très proche des derniers manifestants et que je n’étais plus bras dessus bras dessous avec les autres. À la sortie d’un contour nous est apparu le Capitole de l’État, devant lequel la marche s’est arrêtée, tout comme le chant. Pendant quelques instants, ce fut le silence. Je me suis retournée et j’ai vu une rangée de policiers à cheval prêts à user de leurs matraques. Il y avait des déploiements similaires des deux côtés de la rue. Soudain, apparemment après un signal, tous se sont dirigés vers nous. Ce fut un éclatement de panique et de cris, moi comprise ! J’ai commencé à courir, j’ai perdu une chaussure et je me suis retrouvée seule, complètement séparée du groupe : impossible d’aller nulle part ! Un policier était juste derrière moi, faisant tournoyer sa matraque de façon menaçante. Je m’accroupis, essayant de me protéger la tête, attendant le coup. Mais à cet instant, quelqu’un m’a attrapée et m’a ramenée dans la foule qui battait en retraite, à l’abri de l’assaut. J’avais eu le temps de sentir le souffle du coup destiné à ma tête, un coup de vent dans mes cheveux ! Une fois « en sécurité », entourée des autres manifestants, j’ai regardé en arrière, vers le policier. Il me suivait, à une courte distance. Quand nos yeux se sont rencontrés, je n’ai vu que de la haine dans ses yeux. J’avais l’impression qu’il ne me voyait pas comme une personne, mais plutôt comme ce que je représentais: la fin du monde tel qu’il le connaissait, un défi à ce qu’il avait appris et intériorisé depuis son enfance. J’ai continué à marcher, sentant le souffle du cheval sur mon cou. Son regard est resté gravé par le feu au fond de mon âme.

Dans l’Alabama ségrégationniste des années 60, nous n’avons rencontré la «sécurité» qu’en entrant dans le quartier noir de la ville, où nous fumes chaleureusement accueillis avec des accolades et des applaudissements, alors que nous chantions pour nous maintenir forts.

Vers le soir, nous avons appris que le révérend Martin Luther King arrivait : nous nous sommes tous installés au bout de la rue où allait passer sa voiture. Cette fois, j’étais au premier rang. Alors que sa voiture s’arrêtait brièvement juste devant moi, je l’ai saisi par la fenêtre ouverte et lui ai serré la main. Il me regarda et dit: « Merci d’être venue. » Je ne me rappelle pas ce que je lui ai répondu, mais, ses yeux, je ne les oublierai jamais. Ils transmettaient l’amour et la bonté, exactement le contraire de ce que j’avais vécu auparavant. Dans ma mémoire, ce regard prit place à côté du précédent : dans les semaines et les mois suivants, ces deux images représentaient la question fondamentale de ma vie à ce moment-là: qui gagnerait, l’amour ou la haine? La bonté ou le mal?

Je suis retournée à ma vie universitaire, mais j’étais définitivement changée. Lorsque King et Bobby Kennedy furent assassinés en 1968, les espoirs de changement de ma génération partirent en morceaux. Je venais de terminer l’université et j’allais poursuivre des études supérieures à New York, pratiquement convaincue que le mal avait gagné. Un sentiment de désespoir m’envahit et, à un certain moment, m’amena à ce que nous devrions simplement faire exploser le monde entier et repartir à zéro.

Ce qui me sauva de ces réflexions désastreuses fut une réunion qui eut lieu une année après mon expérience en Alabama. Il y avait des gens, adeptes de Chiara Lubich, profondément convaincus, et en fait convaincants, que Dieu, qui est Amour, est la force la plus puissante dans le monde. J’étais très attirée par leurs idées et leur style de vie. Cela m’a pris quelques années, mais en 1969, j’ai décidé d’accrocher mon wagon à l’étoile de Chiara et de suivre un chemin que je croyais être suffisamment puissant en vue d’apporter un changement positif à un monde brisé, ainsi qu’à moi-même.

Je suis partie pour deux ans d’expérience dans un centre international du Mouvement Focolare, situé aux abords de Florence, en Italie. Là, j’ai rencontré des jeunes du monde entier. C’était à la fois impressionnant et exaltant. Lorsque quatre jeunes femmes sont arrivées du Cameroun, je les ai prises sous mon aile. J’avais appris quelques mots d’italien, je pouvais ainsi leur donner un coup de main en traduisant. Un soir, ce fut à nous de laver la vaisselle avec un lave-vaisselle industriel. En expliquant à mes nouvelles amies camerounaises comment utiliser cette machine, j’ai découvert en moi une attitude que je ne pouvais croire être la mienne: je me sentais comme un colonisateur, enseignant quelque chose à un peuple inférieur. Je me suis sentie mal et dus partir, pour essayer de comprendre ce que, pensais-je, Dieu essayait de me dire. J’avais besoin de creuser plus profondément si je voulais arracher les racines du racisme en moi.

Un autre moment crucial s’est produit des années plus tard, alors que je travaillais comme psychologue dans une clinique au nord de l’État de New York. Un collègue afro-américain et moi sommes entrés dans une discussion sur l’utilisation du mot «noir». J’ai réalisé que presque chaque emploi du mot indiquant la couleur noire signifiait quelque chose de négatif ou dangereux. Je me suis même souvenue des vieux westerns où le « méchant » portait des vêtements noirs et montait un cheval noir. Tant de messages subliminaux ont ainsi alimenté la distance et la peur entre les blancs et les noirs. J’ai décidé de ne plus jamais utiliser ces expressions : j’ai essayé d’y être fidèle tout au long des années.

Le dernier réveil brutal remonte à 2018. Cela avait commencé quelques années plus tôt alors que j’enseignais la psychologie dans une université. C’était l’automne. Je suis entrée dans le département pour le premier jour de classe et, passant près d’un bureau,  j’ai remarqué une nouvelle professeure, que je supposais être afro-américaine. Je me précipitai vers elle, la serrai dans mes bras et m’écriai: «Enfin une femme Afro-Américaine dans notre faculté! – Nous allons être de grandes amies. –  J’ai découvert passablement plus tard que, malgré sa mine de satisfaction courtoise, répondant à mon salut, elle se disait en elle-même: « Cela n’arrivera jamais !» Mais je l’ignorais et, vu que je peux être très persistante quand je pense avoir une idée grandiose, elle a finalement accepté de venir à mon cours de psychologie féminine et d’y parler de l’expérience des femmes noires. J’ai appris que ses origines étaient jamaïcaines et non africaines: une autre leçon sur la façon de faire des présomptions ! Nous sommes vraiment devenues les meilleures amies et, même après mon déménagement en Italie, nous avons maintenu le contact. Ainsi, nous avons fait une présentation conjointe lors d’une conférence à Lublin, en Pologne, sur la manière de devenir des gens de dialogue. C’est là que nous nous sommes beaucoup amusées à nous souvenir de notre première rencontre. Pendant que nous parlions, une compréhension nouvelle m’est apparue: si les rôles avaient été inversés, elle ne se serait jamais sentie libre d’entrer dans mon bureau et de me serrer dans ses bras. « C’est vrai », m’a-t-elle confirmé. En fait, ma liberté de le faire était ancrée dans le «privilège blanc». J’avais agi avec la certitude qu’elle m’accueillerait et apprécierait mon geste. Je suis profondément reconnaissante à cette femme extraordinaire : elle m’a aidée à me connaître et découvrir en moi un autre niveau de préjugés que j’avais besoin de reconnaître et d’affronter.

 

 

 

 

 

 

Aujourd’hui, vivant toujours en Italie, je suis l’actualité des États-Unis avec tristesse et peur. Avec deux petites-nièces de race mixte, les événements ont touché ma famille de très près. Je suis certainement plus vieille qu’en 1965, mais ma passion pour la justice sociale n’a fait qu’augmenter au fil des ans. Je crois fermement que chacun de nous est appelé à être un agent de changement, de toutes les manières à notre portée. C’est pourquoi j’ai écrit cet article. J’espère que mes paroles pourront être un catalyseur et inciter quelqu’un à réfléchir plus profondément et agir en conséquence.

Nancy O’Donnell

 

Source: Loppiano.it

Image: Foto Freepik – www.freepik.es


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