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Un homme, la mer et une grande beauté. Entretien avec Mauro Pandimiglio

 
19 avril 2024   |   Italie, Entretien, Mal di mare
 

Mauro Pandimiglio a traversé plusieurs fois l’océan en voilier. Il connaît bien la mer et l’aime encore plus. Il est le fondateur de l’école de voile « Mal di mare », située entre Montalto di Castro et Pescia Romana, entre le Latium et la Toscane, en Italie : une école qui, en 2026, fêtera ses 40 ans; une aventure en relation profonde avec la nature, faite de solidarité, d’humanité, d’attention portée à la diversité et construite avec les jeunes. Nous l’avons rejoint pour qu’il nous raconte son histoire inspirante, pleine de force et d’espoir, son voyage en mer et au-delà… 

Ce fut un voyage parfois complexe, avec de nombreuses transformations. Nous avons commencé avec une école de voile comme tant d’autres, mais ensuite nous avons rencontré (entre autres) le handicap, qui a changé notre vie.

De quelle façon ?
Nous avons abandonné le vieux protocole avec ses attentes et nous en avons créé de nouvelles. Nous avons été les premiers en Italie, je crois, à ouvrir les portes d’une école de voile aux personnes handicapées. Par exemple, aux personnes avec autisme. En réalité, elle est également ouverte aux personnes en situation de précarité sociale, puisque nous avons travaillé avec des délinquants juvéniles.

De quelle période parles-tu ?
L’école a été inaugurée en 1986, mais ces changements ont eu lieu vers 1997.

Y a-t-il eu d’autres tournants ?
Oui, lorsque nous nous sommes rendus compte que la nôtre était une école de terre et non de mer.

Qu’entends-tu par cela ?
Les gens nous envoyaient leurs enfants pour qu’ils apprennent à bien vivre dans la société, à mieux gouverner la vie, à être plus astucieux.

Cela ne vous convenait pas ?
Nous nous sommes demandé si c’était ainsi que les choses devaient se passer. Alors, nous avons essayé de comprendre si la mer offrait un point de vue autre que celui de la terre.

C’est une question complexe…
Elle nous a accompagnés jusqu’à présent et continue de le faire. Notre planète est composée pour quatre cinquièmes d’océan. Nous respirons des particules d’océan. Il y a un peu d’océan dans le ventre de notre mère et il y a des millions d’années nous étions des poissons. Certaines parties de notre corps sont identiques à celles des poissons.

Lorsque tu parles de « point de vue de la mer », l’entends-tu au sens métaphorique aussi ?
Au sens métaphorique et concret à la fois : je fais référence à notre nature marine que nous devons respecter davantage. Nous ne devons jamais oublier la mer, pour respecter l’origine de la terre.

Et au sens métaphorique ?
Cela concerne l’écoute. Sur terre, l’être humain construit toute sorte de dualisme conflictuel. En mer, ne pouvant rien construire, il redevient un tout indissociable avec la nature. En mer, il redevient lui-même nature. Sur terre, notre société est gouvernée par la parole : si nous n’avons rien à dire, nous ne sommes rien. En mer, l’écoute suffit. La mer ne parle pas à l’esprit, mais aux tripes.

Pouvons-nous dire que la mer est le lieu symbolique de la rencontre, du mouvement et du changement ?
Tout à fait.

Comment ces concepts se concrétisent-ils dans le travail avec les jeunes ?
Tout cela, les enfants l’ont dans leur ADN. Nous travaillons avec des petits de 5, 6 ou 10 ans. Un enfant va tout de suite vers la mer.

Dans votre école il y a une expression importante : « Habiter la mer ».
Or, habiter la mer est impossible sans un bateau et grâce à celui-ci on fait l’expérience du pouvoir éducatif et thérapeutique de la mer. La mer a beaucoup à enseigner à tout le monde.

Y compris aux personnes en situation de handicap.
Oui, parce qu’elles ont des rêves et des émotions et qu’en mer, elles acquièrent des éléments qu’il est difficile de trouver sur terre.

Tes réflexions me font penser à l’encyclique Laudato Si’ et le bateau dont tu parles pour « habiter la mer » me rappelle la Fratelli Tutti et l’idée que nous sommes tous dans le même bateau.
En 2000, nous avons inauguré un grand évènement appelé précisément « Nous sommes tous dans le même bateau » : c’était la première régate internationale pour jeunes en situation de handicap. La Laudato Si’ est importante pour nous, mais le livre de John Rawls, Théorie de la justice, l’est tout autant. Parce que la justice est indispensable pour parvenir à la paix. Si l’on regarde le monde actuel, il est difficile de dire que nous sommes tous dans le même bateau, vu qu’il en existe des confortables et des précaires et que certains sont même sous les bombes.

En me renseignant sur ton travail, j’ai également été interpellé par une autre expression : celle du « bateau relationnel ».
Elle s’inscrit dans le parcours éducatif que nous mettons en œuvre afin de réélaborer les différents traumatismes présents tout au long de la croissance des jeunes, y compris les traumatismes éducatifs dus à la violence répandue dans la société. De nombreux jeunes en ont grand besoin. Le bateau relationnel est celui sur lequel nous envoyons, seules, les jeunes lorsqu’ils arrivent chez nous. Bien sûr, nous restons très proches d’eux sur des canots pneumatiques, mais pour eux le fait de gérer le bateau sans adultes est la vraie expérience du bateau relationnel, thérapeutique pour l’âme.

Dans quelle mesure est-il important d’investir dans le retour à la nature ?
C’est extrêmement important. Si nous voulons continuer de croire en nous-mêmes, nous devons investir dans la nature et dans la mer, qui est la partie la plus intime de la nature. C’est pour cela que nous avons invité les écoles de Montalto et de Pescia Romana à nous rejoindre à la plage pour vivre une expérience autre que celle de la salle de classe. Puis, d’autres écoles ont suivi.

Nous ne pouvons manquer de mentionner l’écologie intégrale selon le concept exprimé par le Pape François, à savoir la connexion entre environnement et humanité. Si cette relation est féconde, tout le monde en bénéficie, sinon c’est l’inverse. Une crise environnementale s’accompagne toujours d’une crise sociale et humaine. Comment ton travail avec la nature et la mer en particulier s’inscrit-il dans un discours d’écologie intégrale ?
Le passage que tu viens de citer est fondamental pour nous parce que nous sommes convaincus depuis toujours que toute catastrophe, guerre ou situation environnementale négative a une base sociale. Je reviens à Rawls et à sa distinction entre la vision contractualiste et la vision utilitariste. La deuxième ne conduira jamais à résoudre les problèmes environnementaux. Dans la révolution environnementale, il est donc fondamentale que celle-ci soit au service des derniers, des marginalisés. S’ils ne sont pas en tête de l’agenda, mais qu’on se soucie seulement de la petite fleur, du petit poisson, cela ne peut pas fonctionner.

Transmettez-vous également ce message dans les écoles ?
Oui, nous enseignons que l’environnement est pour tous les êtres vivants de ce monde et que les derniers et les esseulés doivent être ramenés au premier rang.

Quels sont les mots-clés dans ce voyage qui est le vôtre et qui continue ?
Ce sont la violence éducative, y compris dans les écoles, que nous nous efforçons de combattre et qui nous chagrine; et puis l’écoute qui, dans notre « dictature de la parole », doit mener à un changement radical.

Quelles sont les plus belles choses que tu gardes dans ton cœur en repensant à ces 38 années ?
Je referais tout pareil, je ne changerais rien. La mer m’a sauvé la vie. Avec elle, j’ai vécu certaines des plus belles choses de mon histoire.

Comment traverse-t-on l’océan ?
S’immerger dans la nature de la mer pendant un mois signifie vraiment toucher la liberté et le bonheur du doigt.

C’est pour cette raison que tu as essayé de donner quelque chose aux autres en retour ?
En quelque sorte, j’ai rendu la pareille.

Est-il plus difficile de traverser l’océan en voilier ou de soutenir les difficultés politiques et culturelles auxquelles un projet aussi beau que le vôtre doit faire face dans une société qui est souvent organisée différemment de ce que vous pensez ?
Il est plus difficile de se battre sur terre. Car c’est de cela qu’il s’agit. Se battre pour un idéal. Se battre comme nous le faisons maintenant pour maintenir une école importante ouverte, un capital social, c’est quelque chose de très difficile. Les tempêtes de la navigation sont bien meilleures que ce qu’il faut faire à terre. Cela ne fait aucun doute.


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